Réponse le 02/11/2009
Le Professeur Jean-Pierre Dupuy ne fait pas référence à un projet nanotechnologique général qui s'imposerait à tous sans qu'il en ait été délibéré, mais au projet particulier exprimé par le rapport de la Fondation nationale pour la science ( NSF) publié en 2002 sous le titre des technologies convergentes pour l'amélioration de la performance humaine[1]. Les technologies convergentes recouvrent ici les termes génériques de nanotechnologie, biotechnologie, technologies de l'information et sciences cognitives.
A l'occasion de la sortie de ce rapport, Jean-Pierre Dupuy a évoqué l'existence d'un lien entre l'un des auteurs de la publication de la NSF et le "transhumanisme", mouvement « philosophique » qui cherche à promouvoir "le dépassement de l'espèce humaine par une cyber-humanité". De telles vues sont qualifiées "d'ahurissantes" dans (p95) le rapport d'activité 2004-2006 du Comité d'éthique et de précaution de l'institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER) et de l'institut national de la recherche agronomique (INRA) publié en France en 2007. Outre la contre- indication éthique, il existe un second garde-fou, au niveau du management du risque économique et financier : le processus critique au terme duquel sont alloués les crédits de recherche veille à écarter les utopies « sans fondement scientifique sérieux ».
Plus précisément, la citation ici sélectionnée vise à imputer aux chercheurs utilisant la boîte à outils nanométrique à leur disposition une responsabilité qui serait de nature radicalement différente de celle endossée par les chercheurs qui les ont précédés : celle de se substituer, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, au travail lent et aléatoire de l'évolution pour accélérer et orienter celle-ci à loisir. L'idée étant que puisque la nature humaine est imaginante, le scientifique et l'innovateur joueront avec les briques de base de la matière et seront non seulement responsables, mais aussi coupables, au cas où leurs découvertes et innovations s'avéreraient contraires, par exemple, à un projet de société démocratiquement établi.
La citation de Romain GARY renforce ce sentiment qu'au fond, les méfaits et périls de la science lui sont consubstantiels et que seule la science est fondée à produire les mesures correctives aux impacts négatifs qu'elle a pu produire, suggérant une fuite en avant aussi bien dispendieuse que vaine.
Quelques éléments de réponse peuvent être apportés à la mise en perspective de ces deux citations reflétant ainsi une inquiétude sur le caractère incontrôlable par la société des applications potentielles des nanotechnologies, en tant qu'ensemble de technologies au service des différentes disciplines scientifiques.
Le premier est de reconnaître que la capacité d'interpréter, simuler, organiser la matière avec une précision atomique, en combinant l'inerte et le vivant, stimule l'imagination quant au champ de ce qui est théoriquement possible, ce qui ne signifie pas que toutes les combinaisons imaginées trouvent leur chemin de manière significative dans le domaine réel, ne serait-ce que pour des raisons économiques.
Le second est que l'histoire a montré une capacité d'adapter les normes juridiques en fonction des risques. Il existe ainsi des traités internationaux dans divers domaines (exploitation civile de l'énergie nucléaire, lutte contre la prolifération des armes biologiques et chimiques), qui visent à obliger les signataires à prendre des mesures relatives au contrôle et à la sûreté des applications concernées. Si la liberté de la recherche fondamentale doit absolument être respectée, les applications restent soumises à l'Etat de droit.
Le troisième est que la capacité d'apprendre du passé devrait nous permettre d'anticiper sur des scénarios non souhaitables qui seraient mis en lumière par une démarche prospective, en mettant à profit une pratique d'évaluation dynamique normative des changements induits par les nanotechnologies[2], en commençant par un suivi permanent de l'état de l'art scientifique. Le Conseil économique et social européen a parfaitement intégré cet axe politique, lorsqu'il « recommande[3] que l'Observatoire européen des nanotechnologies soit transformé en une structure permanente, afin de fournir des analyses sur des bases scientifiques et économiques viables et d'étudier l'impact sur la société et les risques possibles pour l'environnement, la santé et la sécurité, en coopération avec les autres agences européenne intéressées ».
Enfin il existe une question éthique sous-jacente, qui n'est pas fixée une fois pour toutes, mais qui, par son lent cheminement de générations en générations, a pour intérêt de forcer à un débat inclusif sur les perspectives induites par les connaissances scientifiques dans de multiples champs, ainsi que sur la compréhension de la nature systémique des risques et bénéfices qu'elles apportent. Selon le philosophe Etienne Klein, « l'éthique des sciences et des techniques est confrontée à une double évolution : celle des normes qui se corrigent et se rectifient pour demeurer fidèles aux valeurs qui leur donnent sens, et celle des valeurs morales, souvent implicites, dont l'évolution est plus lente et qui sont moins aisément objectivables ». [4] La recherche en nanosciences, nanotechnologies et technologies convergentes n'échappe pas à cette analyse et n'apporte là rien de spécifique, si ce n'est, dans le droit fil de l'application par les pouvoirs publics du principe de précaution, de faire de la gouvernance réflexive une ardente obligation. Par gouvernance réflexive, nous entendons le dialogue constructif entre la société civile et les pouvoirs publics, de façon à stimuler l'innovation là où elle rend de grands services, tout en opposant des limites strictes aux applications non conformes aux principes généraux du droit en termes de protection des citoyens, des consommateurs et de l'environnement, à chaque niveau pertinent de subsidiarité : local , national, européen et international.
[1] Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science », NSF/DOC-sponsored report,National Science Foundation, juin 2002,
[2] Proposition émise lors du troisième dialogue international pour le développement responsable des nanosciences et des nanotechnologies, Françoise Roure : « Nanotechnology global governance at the crossroads. Towards a structured dialogue on nanotechnology-induced change », 11 mars 2008, Bruxelles, pp. 43 et suivantes. ftp://ftp.cordis.europa.eu/pub/nanotechnology/docs/report_3006.pdf
[3] Avis du Conseil économique et social européen sir la « Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil et au Comité économique et social européen. Aspects réglementaires des nanomatériaux ». Com(2008)366 final, (2009/C 218/04), Journal officiel de l'Union européenne, C 218/21 du 11 novembre 2009, version française.
[4] Etienne Klein, « Nanosciences : les enjeux du débat ». CEA, LARSIM, p.21/22.
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