Déroulement des réunions

Comptes-rendus et synthèses des réunions publiques

Les comptes-rendus des réunions publiques font état de l’intégralité des propos échangés par l’ensemble des acteurs du débat. Un compte-rendu synthétique des réunions publiques sera, lui aussi, accessible au fur et à mesure du débat.

Compte-rendu intégral de la réunion publique d'Orsay

J’ai entendu les jeunes, dans certains de nos débats, se poser la question dans ces termes-là : pourquoi voulez-vous nous faire ce monde-là ? Pourquoi ce monde ? Pourquoi pas un autre ? Pourquoi n’en discute-t-on pas ?
Je crois que c’est une dimension importante.
Tout à l’heure, mon collègue et ami Robert PLANA devait répondre à la question : pourquoi la stratégie nationale Recherche et innovation a-t-elle dégagé comme priorité les nanotechnologies ? Il a répondu : « Oui, il y a la compétition. Il faut être dans la compétition, etc. » Je crois que cela ne suffit évidemment pas.
Si on a une démarche un peu systémique sur la question des nanotechnologies, on est obligé de dire aussi que les nanotechnologies peuvent satisfaire une volonté de comprendre, une volonté spéculative.
Les chercheurs ont envie de comprendre. Ils ont des instruments, aujourd’hui, qui leur permettent de comprendre un peu mieux la matière. Ils ont envie aussi, évidemment, de tester des promesses en matière de communication, d’écologie, de pollution, etc. Ils ont peut-être aussi envie de relayer les anciens imaginaires porteurs qui ont un peu disparu dans notre société, qui nous tournaient par exemple vers l’espace.

Pourquoi ne pas engager la conquête de la connaissance de l’invisible comme nouvel imaginaire porteur, comme nouveau mythe en quelque sorte mobilisateur, etc. ?
Cela aussi, c’est une considération éthique qui me paraît assez fondamentale et que l’on passe toujours sous silence.
Il me semble que si l’on s’adressait aussi aux citoyens sur ce mode-là, peut-être, en tout cas, que quelque chose passerait de l’ordre de la compréhension entre le chercheur et le citoyen.
J’aurais encore beaucoup de choses à dire, mais il ne faut pas me laisser parler.
 
M. BERGOUGNOUX.- Oui, mais on va vous pousser !
Qui souhaite intervenir dans le prolongement ? Et peut-être pousser Jean-Michel BESNIER dans ses retranchements.
 
Mme PROY.- Très clairement, pour FNE et pour moi personnellement, la nature est tout de même le modèle de ce qui s’autorégule et de ce qui était parfait ou qui fonctionnait très bien tant que l’homme n’avait pas mis en œuvre un certain nombre d’actions qui ont provoqué des dysfonctionnements.
Je suis donc très méfiante et très réservée sur tout ce qui est nouveau.
Personnellement, j’aime bien la nouveauté, mais je me dis : une fois que l’on aura engendré des dysfonctionnements, est-ce que la nature ou l’être humain, s’il a envie de revenir à un état initial, ce n’est pas comme en informatique, on ne fait pas reset ou on ne change pas le disque dur.
Que fait-on ? Jusqu’où va-t-on ? La nature fonctionnait très bien avant nous. Alors maintenant, que fait-on ?
 
M. BERGOUGNOUX.- Oui. C’est une vision. Y a-t-il des interventions là-bas ? Non.
 
M. BESNIER.- Je veux bien reprendre la parole.
 
M. BERGOUGNOUX.- Oui, reprenez la parole.
 
M. BESNIER.- On voit bien là la différence de points de vue entre un attachement…
Les philosophes diraient cela en termes un peu complexes. Ils diraient : « Madame incarne une espèce d’ontologie close… »
(Rires.)
La perfection est acquise. La nature est une déesse Gaïa, organisme, etc. qui vivrait finalement bien mieux sans nous, c’est incontestable.
Il y a de l’autre côté le technophile échevelé qui dit : « Même si nous produisons du non-contrôle, même si nous produisons des objets qui nous échappent, l’aventure en vaut la peine. » Ou en tout cas, la vraie question est de savoir non pas si on peut éliminer le risque, mais à quelle dose de risque on peut consentir et comment en discuter.
 
M. BERGOUGNOUX.- Attendez. Vous dites au fond que l’éthique, qui existe à un instant donné dans une société, résulte d’un certain consensus et que c’est un produit de la société.
Considérez-vous que le Comité consultatif national d’éthique est simplement un produit sociétal qui représente à un instant donné un certain centre de gravité les convictions de la société ?
 
M. BESNIER.- Il date de 1983. Il intervient dans un contexte où la science admet que l’incertitude n’est pas conjoncturelle, mais souvent structurelle.
De ce point de vue-là, l’éthique intervient, comme le disait l’auteur du Monde d’hier [Stephen Zweig] au moment où la sécurité ne peut plus être un idéal collectivement partagé. Il y a de l’incertitude.
Le comité, que ce soit le Comité national d’éthique ou d’autres comités comme ceux auxquels je peux participer, comme celui de CNRS par exemple, prend en charge effectivement la question, non pas pour relayer les scientifiques, qui sont fondamentalement déficients parce qu’ils génèrent de l’indétermination ou parce qu’ils sont confrontés à de l’indétermination. Mais le Comité d’éthique incarne cette décision de déterminer collectivement les critères susceptibles d’orienter l’action en situation d’incertitude.
De ce point de vue-là, un comité d’éthique est symbolique de ce que serait une société idéale. Il est en raccourci ce que pourrait être cette société idéale où nous saurions, les uns et les autres, qu’il y a du risque. C’est évident, qu’il y a de l’incertitude.

Nous saurions que nous ne sommes pas des saints. Si nous étions des saints, nous n’aurions pas besoin de morale. Nous sommes également pervers et autres, et, néanmoins, il faut stabiliser les choses entre nous, il faut permettre, en quelque sorte, de pouvoir compter sur les attentes réciproques.
Machiavel était un homme d’éthique, parce que ce qu’il voulait, c’était simplement stabiliser les choses. Il savait que, si on veut être moral, il faut être dans une situation où l’on stabilise les choses.
Tout à l’heure, on a un peu parlé de restaurer la confiance. Je n’y crois plus. On ne restaurera plus jamais la confiance. On engendre aujourd’hui de la vigilance, et la vigilance se substitue à la confiance. Par conséquent, ce sont nos relations de vigilance qu’il faut d’une façon ou d’une autre ajuster.
De ce point de vue-là, j’ai été sensible aux propos de Jeanne GROSCLAUDE au départ, en disant : « Les travailleurs savent ce que sont les nanotechnologies. Ils le savent aussi. Ils sont dans la vigilance depuis longtemps, et, d’une certaine manière il y a des savoirs partagés. » Et ces savoirs partagés sont précisément ceux qu’il faut actionner, qu’il faut activer pour établir des relations qui soient des relations d’attente réciproque. C’est le mieux que l’on puisse espérer.

M. BERGOUGNOUX.- Merci. Y a-t-il d’autres réactions ?
J’avais quand même envie de vous dire : vous qualifiez notre internaute de moderne parce qu’il croit que les progrès scientifiques peuvent être utilisés pour. Mais comment classez-vous les opposants à ce débat qui sont convaincus que certains progrès scientifiques, et peut-être tous, portent intrinsèquement en eux des malédictions ? Ce sont des jeunes. Cela ne veut-il pas dire qu’une dispersion s’accroît de façon dramatique dans la société ?
 
M. BESNIER.- Je dirais qu’ils n’incarnent pas les idéaux de la modernité, c’est-à-dire ce parti pris d’aller de l’avant.
Rimbaud disait : « Il faut être moderne. » Il ne disait pas pourquoi. C’était sans pourquoi. Il faut aller de l’avant.
La valeur de mobilité était en elle-même un absolu. Les futuristes italiens disaient : « Il faut toujours aller de l’avant. » On peut avoir 20 ans et ne pas être modernes et ce n’est pas honteux. On peut vouloir être baba-cool et régressif. Pourquoi pas ?
 
M. BERGOUGNOUX.- Merci. Jeanne GROSCLAUDE.
 
Mme GROSCLAUDE.- Je voudrais faire remarquer, dans le sens de ce que vient de dire Jean-Michel BESNIER, que Dominique PROY s’est exprimée à l’imparfait et au passé. Donc quand on dit : « Ceux qui regardent vers le futur et ceux qui regardent vers le passé », je crois que c’est assumé par ceux qui interviennent.
Je voudrais tout de même dire que, quand on est passé du stade quatre pattes à deux pattes et que nous nous sommes dressés sur nos pattes arrière, en même temps, on a gagné un cerveau. Il s’est développé de plus en plus.

Je crois que c’est exactement cela, le fond de notre éthique : c’est conjuguer notre pulsion à aller de l’avant avec ce que notre cerveau peut faire pour réfléchir au sens que cela a.
Là-dessus, je me sens parfaitement en accord quand je dis : « Oui à l’innovation », mais oui avec un fond de connaissance partagée, de générosité avec les profanes parce que c’est presque une question de générosité de partager la connaissance avec ce que j’appelle les profanes ; pas l’opinion, des termes méprisants, les internautes qui, les opposants que. Ce sont les profanes par rapport aux experts qui étaient fortement représentés ce soir. Disons : ayons un peu cette générosité du partage des connaissances et inventons les métiers, les passeurs qui iront devant des gens, que l’on ne soit pas obligés de faire des conversations en studio comme cela, ou même regrettant de ne pas avoir eu un public en face de nous, mais cela eût déjà été une sélection de la société, celle qui est motivée à venir, à écouter, même un mardi soir, quand on travaille le lendemain à 6 heures du matin… Acceptons de partager et inventons des métiers de passage.
 
M. BERGOUGNOUX.- Merci. Françoise ROURE souhaiterait intervenir. Ce sera la dernière intervention, sans doute.
Mme ROURE.- Je vous remercie.
Il est bien tard et j’en profite quand même pour partager la même désolation de l’absence de public qui me gêne beaucoup. Je ne suis pas du tout habituée à ce genre de scénario, mais nous vivons avec.
Je voudrais simplement revenir sur les questions éthiques. Nous avons ici proposé un certain nombre de mots-clés : la finalité, le partage, la réversibilité, le libre choix, donc effectivement le choix informé.
On a aussi parlé de développement responsable, pas tout à fait encore d’innovation responsable, mais cela fait néanmoins partie des éléments qui commencent à entrer dans les règles de gouvernance privées et un peu publiques aussi.

Ariel LEVENSON a parlé du mot de gouvernance sans que l’on ait véritablement eu le temps de le développer. C’est véritablement un point car, lorsqu’on parle des scénarios pour le futur, la liberté de penser le monde que nous voulons, il y a également la question de qui décide, qui a voix au chapitre et comment s’organise cet aller-retour fructueux entre ceux qui sont porteurs du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, et ceux qui sont porteurs de fragments d’opinions dans la société, soit en présenciel, soit dans la cybersphère, dans la blogosphère   ou dans la Twittersphere faut-il dire maintenant.
Donc, la notion même de société, ou de représentation de société, a elle-même évolué. On doit tenir compte de cela dans la conception que l’on a de cet échange fructueux que l’on appelle de nos vœux entre, d’une part, ceux qui sont porteurs des décisions publiques ou privées et, d’autre part, ceux qui sont porteurs de messages venant de différents segments diversifiés, et c’est heureux, de la société.

L’un des points sur lesquels je voudrais tout de même apporter un élément, c’est la prise, dans les travaux que nous avons conduits avec Jean-Pierre DUPUY, dès 1984, sur l’éthique et la prospective industrielle, ou comment donner ses meilleures chances de développer en tenant compte des risques systémiques et de long terme, de ces problématiques de convergence. Il y a tout de même un point qui fait question et qui m’amène à interpeller les éthiciens ou les philosophes sur la conception même de l’éthique et des problèmes nouveaux posés par cette convergence.
Je ne suis pas sûre que l’on puisse penser l’éthique demain et les relations avec la société comme on le pensait du temps de   allez, j’ose le dire   la biotechnologie.

Prenons l’exemple de l’interface homme-machine. Nous avons là une façon qui permet de court-circuiter des millénaires de recherche, de civilisation et de développement de cortex.
Je veux dire par là que l’on peut modifier très rapidement le mental, l’humeur, la mémoire, la capacité de prendre le temps du raisonnement parce que la rapidité de cette interface homme/machine fait appel à des réflexes ou à des émotions qui peuvent effectivement être provoqués à volonté.

Cela peut être très utile, par exemple, dans le cas de situations technologiques à risque où il faut effectivement réagir très rapidement. Mais lorsque l’on fait effectivement état de l’utilisation à des finalités qui seraient impropres à des finalités publiques acceptables de ce genre de mécanisme, on s’aperçoit que, là, une partie de la société s’inquiète sur ce raccourci qui consiste effectivement à court-circuiter le raisonnement et l’esprit critique pour travailler sur l’ensemble des émotions.
Or les objets que nous avons produits, ces fameuses interfaces homme/machine, raccourcissent le temps.
Il y a donc là tout un effet sur, certes, l’éducation, le travail, sur le potentiel de ces outils et les impacts qu’ils peuvent avoir.
Il y a probablement aussi une ardente obligation de repenser, peut-être en termes de gouvernance réflexive, cet échange permanent fondé sur l’existence et la compréhension de ce qui est vraiment disponible dans les laboratoires et dans les usines, de façon à ce que cette qualité du débat que l’on a sur ces problèmes éthiques et sur l’implication des différents segments de la société se fasse avec une égalité des chances d’apprendre, de comprendre, d’évaluer et donc de se comporter en citoyen formé.
M. BERGOUGNOUX.- Merci. Je pense que nous allons arrêter là.

Je voulais simplement dire aux internautes, pour les questions qui ont été posées et qui n’ont pas eu ce soir, je ne dis pas de réponse, mais qui n’ont même pas été discutées, que la discussion continue dans le cadre d’Internet et que nous essaierons d’aller au fond des questions très intéressantes qui n’ont pas pu aboutir ce soir.

Je terminerai simplement en déplorant, encore une fois, que nous ayons été contraints, par souci de protéger le public, de mener ce débat de cette façon.
Je considère cependant que ce débat a été très riche, très informatif et qu’il appelle beaucoup de réflexions.
Je dirai à Françoise ROURE que la principale tâche qui nous reste dans ce débat public est de revenir précisément sur ces questions de gouvernance qui constitue sans doute l’interrogation fondamentale de notre débat.
Je rebondirai ensuite sur ce que Gwendal LE GRAND a dit tout à l’heure en se demandant, au fond : ce débat public est-il bien la forme adaptée pour discuter de questions de cette nature ?
Je crois qu’il faut être très clair. Il y a eu, avant ce débat, beaucoup de forums, beaucoup de concertations citoyennes qui ont été très utiles, très enrichissantes, à la suite desquels le grand public est toujours aussi ignorant de la problématique des nanotechnologies.

Le débat n’est qu’une étape. Il a au moins eu le mérite de mobiliser 110 000 consultations de notre site, l’élaboration d’une cinquantaine de cahiers d’acteurs et de générer 800 retombées média.
Donc aujourd’hui, sur la première partie, dirai-je, de toute mission de débat public : faire parler du sujet, informer sur le sujet, il se passe quelque chose.

Mais il est vrai que l’expression au sein du débat reste pour différentes raisons (les perturbateurs en sont une mais ce n’est pas la seule) encore trop limitée. Et ce débat doit être considéré comme une étape.
Il y aura, derrière, beaucoup d’autres occasions, sous toutes les formes, de mener des concertations et je souhaite vivement que les chercheurs s’y impliquent parce que, mesdames et messieurs les chercheurs, vous êtes quand même, pour le grand public, des êtres mystérieux qu’il aimerait comprendre.
Il faut donc travailler cette question.
Merci à tous.

(Applaudissements.)

La séance est levée à 22 heures 20.